ON SAKRÉ PYÉ BWA PALÉ BAN MWEN
Ce qu’ils m’ont dit…
MWEN JWENN ON PYÉ BWA
J’ai rencontré un arbre
« Je me demande si le rapport premier aux arbres n’est pas
d’abord esthétique, avant même d’être scientifique. Quand on rencontre
un bel arbre, c’est tout simplement extraordinaire ».
Francis Hallé, botaniste, 2019
« Lorsqu’on marche, attentif, dans une forêt, même si elle a été endommagée,
on ne peut qu’être captivé par l’abondance de vie qui y règne : vies anciennes
et nouvelles, vies sous les pieds ou se tendant vers la lumière ».Anna Lowenhaupt Tsing, 2017
En 2016, lors d’une randonnée sur un site nommé Bras David de la rivière homonyme, située sur la route de la traversée à Basse-Terre en Guadeloupe, j’ai rencontré un arbre majestueux dénommé Acomat boucan1.
1. L’Acomat Boucan (Sloanea Caribaea) est un arbre présent en forêt dense et humide, d’altitude entre 100 et 800 mètres. Pouvant atteindre 40 m de hauteur et jusqu’à 1,50 m de diamètre, ses racines ne sont pas profondes mais il possède de très grands contreforts ramifiés, chez les arbres âgés, pouvant aller jusqu’à 5 m de haut.
J’ai d’abord été frappé par sa beauté, il était majestueux et imposant. Il me semblait avoir 400 cents ans d’âge. Le plus troublant pour moi a été un phénomène que je n’ai pas su expliquer sur le moment. J’ai ressenti en moi une sorte d’appel, une invitation au dialogue, à la communion, une attraction à la fois calme et silencieuse mais puissante. L’envie de toucher l’arbre, de me poser sur lui afin de ressentir ses vibrations, son énergie, sa vie, me
semblait irrésistible.
Le témoignage d’Abaïjah, rencontré lors de mes « promenades initiatiques », vient confirmer cette perception du monde et du vivant :
« Ou té pati pou pétèt alé wè on moun. An chimen ou desidé fè pa la. Se pa ou ki desidé fè pa la. Pye bwa a Kriéw paskè y te ja ka atann vou dèpi on momen épi y té bizwen échanjé épiw. E ou sav, nou chak la ni on pié bwa ka alé épi nou, nou chak anlè latè a nou ni on pié boi ka alé épi nou. E lè ou jwin pié boi ta a, ou ka fè yon. Les deux font un. Dans le père il y a trois personnes, le père, le fils et le Saint Esprit mè ou é pié bwa a ou ka fè yon é ou wè yon ta la, sé complémentaritéw. Pyé bwa a, y péké baw plis pwèl, y péké baw plis muscle, y péké baw plis grosè ou intéligance mè y ké mété kow pli filé pow pé comprenn sans sians bagay la. On Akoma, on pié bwa ki dominan an plus ; on pié bwa ka vini gwo é ki dominan adan véjétasyon a paskè Ayin pa pousé anlè on Akoma ou sav donc sé
on pié bwa ki dominan donc fos la sé la y yé. Sé on kestyon énerjétic sé tout’. Donc pyé bwa a kriéw ou koutéy, ou alé ver li. Pli gwo bagay la sé té tchinbéy épi fè on lanmou épiy.
« Tu étais parti pour voir quelqu’un. En chemin tu as décidé de faire par là. Ce n’est pas toi qui a décidé de faire par là. C’est l’arbre qui t’a appelé parce qu’il t’attendait déjà depuis un moment car il voulait échanger avec toi. Tu sais, chacun sur terre a un arbre qui évolue avec lui et quand tu rencontres cet arbre-là tu fais un avec lui. Les deux font un. Dans le père il y a trois personnes. Le père le fils et le Saint-Esprit mais toi et l’arbre vous faites un et c’est ta complémentarité. L’arbre ne te donnera pas plus de poil, plus de muscle, plus de masse ou plus d’intelligence mais il va plus aiguiser ton esprit pour que tu comprennes le sens et la science du vivant. Un Acomat Boucan, mon frère, un Acomat c’est un arbre dominant. Il devient gros et il domine dans la végétation parce rien ne pousse sur un
Acomat. C’est un arbre dominant donc la force elle est là. C’est une question énergétique, c’est tout. Donc l’arbre t’a appelé, tu l’as écouté et tu es allé vers lui. La chose la plus importante aurait été de l’enlacer et de faire l’amour avec lui. »Abaïjah, 2023
agriculteur écoresponsable
Samuel Gelas, Eden, 2018, pierre-noire et acrylique sur toile, 160 cm x 160 cm
JADEN
Eden
À la suite de cette expérience hors du commun, j’ai réalisé une peinture intitulée Eden afin de me remémorer et immortaliser ce moment.
L’Acomat boucan, doyen de la forêt, grand protecteur sous lequel viennent s’abriter et se rencontrer toutes les créatures de la forêt, y est représenté au centre. Selon les textes sacrés, les végétaux ont été créés au troisième jour, alors que l’homme fut créé au sixième. Le cerf représente la splendeur de la forêt à travers son allure majestueuse. La figure du singe pose la question des origines du monde dans une scène qui vient contredire la version scientifique et religieuse de l’histoire du monde.
Le thème du jardin d’Eden et les figures d’Adam et Ève, déjà largement traités dans l’histoire de l’art, rendent compte du poids de l’éducation religieuse et d’une formation artistique occidentale. Il y a cependant dans ma démarche – et notamment dans l’œuvre Eden – une volonté de décoloniser mon imaginaire. La présence imposante de l’Acomat boucan dans l’œuvre vient déjouer les codes des représentations empruntées et emportées d’un
espace autre.
Cette volonté de décoloniser mon imaginaire a été aussi à l’origine du choix de reprendre mes études plusieurs années plus tard dans une école caribéenne.
Il y a dans le couple que j’extirpe de la peinture Éden une volonté de cannibaliser cet imaginaire occidental ; la dimensions mi-arbre, mi-homme renvoie au lyannaj et à la résistance opposée par les marrons qui égale celle de nos arbres, nos forêt, nos mangroves.
Sur le sillage de Dénètem Touam Bona dans La Sagesse des lianes (2017), l’hommage rendu aux arbres et à l’Acomat boucan rend compte de ces pratiques de résistance « qui s’inscrivent dans l’expérience historique du marronage » :
« Dans les Amériques et les îles de l’océan Indien, le rapport de soin à la terre est intimement lié chez les Afrodescendants à l’héritage des « nègres marrons », à l’usage libérateur de la forêt comme refuge, comme espace de camouflage et de reconstruction de soi ».
L’œuvre Adam et Eve, huile sur bois, de l’artiste Lucas Cranach l’Ancien datant de 1526 constitue une source précieuse lorsque je déplace cette vision de l’Eden dans un autre espace-temps en mettant en regard le temps de la conquête du Nouveau Monde avec la contemporanéité d’un Eden toujours chargé d’exotisme.
Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Ève, 1526, huile sur bois, 117 x 80 cm, Londres, Courtauld Institute
L’œuvre Le chêne de Flagey de Gustave Courbet ou encore l’Étude du tronc d’un orme de John Constable revisitent l’image de la nature offerte par le romantisme par des « portraits » d’arbres imposants dont le cadrage, très particulier, met en évidence la puissance du tronc. Cette proximité physique entre le peintre et son sujet prend place dans mon portrait de
l’Acomat boucan.
Gustave Courbet, Le Chêne de Flagey, 1864, huile sur toile, 89 x 110 cm, Ornans, Musée Courbet
John Constable, Étude du tronc d’un orme, vers 1821, huile sur papier, 30,6 x 24,8 cm, Londres, Victoria and Albert Museum
Le cerf et son regard qui te fixe sont enfin empruntés à l’œuvre Le roi de la forêt de l’artiste française Rosa Bonheur, encore une fois au service d’une volonté d’imposer le regard porté par la nature sur l’homme. On est ici l’objet du regard : l’Autre.
Rosa Bonheur, Le Roi de la forêt, 1878, huile sur toile, 244,8 x 175 cm, collection privée
DE L’ART DU PAYSAGE AU PAYSAGE DE L’ART
Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, huile sur toile, 94,4 x 74,8 cm, Kunsthalle, Hambourg
« Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même ».
Caspar David Friedrich
Métaphore universelle de la nature, voire de la vie elle-même, l’arbre a suscité les interprétations les plus variées selon les époques et les cultures. Les peintures du XIXe siècle sont particulièrement fécondes dans la représentation de ce motif, où se sont rejoints tous les cheminements et les interrogations des artistes sur leur relation avec la nature et la manière de la traduire.
Qu’est-ce qu’il y a de commun entre un arbre et nous ? – se demandait Paul Cézanne – entre un pin tel qu’il m’apparaît et un pin tel qu’il est en réalité ?
On ne peint pas ce que l’on voit, mais ce que nous dictent nos sensations, expliquait Claude Monet, tandis que le romantique Caspar David Friedrich résumait son esthétique par cette phrase : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même. » Ces approches à la fois réfléchies et sensibles, partagées par tous les artistes de ce siècle affirment désormais la manifestation d’une émotion personnelle, libérée de toute convention académique. L’arbre est devenu sujet ensoi et expression de soi.
Bien que l’acte de peindre un arbre nous paraisse aujourd’hui anodin, la vision de ces artistes constitue l’aboutissement d’une longue évolution dans l’art en Occident. Pour les premiers peintres du Moyen-Âge, tel Giotto, l’arbre s’impose d’abord comme un symbole sacré dont la signification trouve son origine dans la tradition biblique. Dès la Genèse, en effet, il est fait mention de « l’arbre de Vie », lien entre Dieu et l’homme, où l’on peut voir une reprise de la symbolique de la vie et de la régénérescence associées à l’arbre dans de nombreuses cultures antiques. « L’arbre de la connaissance » dont Eve, tentée par le serpent, a goûté le fruit avant de le faire.
partager à Adam, ce qui leurs vaudra d’être chassés du jardin d’Eden, fait l’objet d’une iconographie médiévale abondante qui illustre cet épisode, se prolongeant jusqu’à la renaissance, avec Cranach en particulier.
Si les thématiques picturales se diversifient au cours du Moyen-Âge, l’arbre n’apparaît encore qu’au titre d’élément d’un paysage, expression du monde visible elle-même reléguée dans le décor de scènes religieuses.
Certains artistes préféreront l’observation du réel: les carnets de Leonardo da Vinci recèlent de nombreux dessins exécutés sur le motif, arbres isolés ou en bouquets qu’il transpose ensuite sur fond de ses toiles. En ce début du XVIe siècle, d’autres peintres au nord de l’Europe, flamands et germaniques, posent eux aussi un regard nouveau sur la nature. Dürer, Bruegel, Altdorfer sont probablement les premiers à exécuter des « portraits » d’arbres, largement diffusés par la gravure, ainsi que les paysages d’où la figure humaine est souvent absente. En Italie, où la nature sert encore de cadre à des sujet religieux, mythologiques ou historiques, les personnages aux proportions réduites ne sont que des prétextes anecdotiques, laissant toute la place au règne végétal, manifeste de la Création divine.
C’est de cette époque que l’on date la naissance de la notion même de paysage, lequel sera appelé à un développement remarquable au XVIIe siècle, au point de devenir un genre pictural à part entière agréé par les académies de peinture. Parmi les artisans de cette conquête figurent des peintres comme Claude Lorrain, qui introduit dans ses œuvres des arbres grandioses, des chênes ou pins parasols étudiés sur le motif, puis sublimés dans l’atelier; ou encore son contemporain Nicolas Poussin qui parcourt la campagne, attentif aux mouvements des arbres, à leur masse et à leur lumière. Admirés et imités dans toute l’Europe, ces deux artistes d’une importance majeure sont à l’origine du paysage dit « classique », vaste panorama exposant une nature à la fois réelle et idéale, maîtrisée et harmonieuse.
À l’opposé de ces visions sublimes et à la même époque pourtant, les peintres hollandais développent à leur manière l’art du paysage, avec une approche très réaliste : travaillant eux aussi d’après nature, ils restituent ce qui se présente à leurs yeux, sans introduire de référence littéraire ou religieuse.
Au début du XIXe siècle, le travail sur le motif est devenu pratique courante, et les peintres, tels Achille Michallon ou John Constable, multiplient les études de troncs d’arbres ou de feuillages, généralement dans des petits formats qui seront repris à l’atelier. Une nouvelle étape est franchie avec la naissance de l’école de Barbizon dans les années 1830, groupe d’artistes fortement influencés par les paysagistes anglais, qui expérimentent la peinture en plein air dans la forêt de Fontainebleau. Amorcé notamment par Camille Corot, au début de sa carrière, et par Jules Dupré, ce courant s’enrichira du nom de grands artistes comme Jean-François Millet, Gustave Courbet, Charles Daubigny, et surtout Théodore Rousseau, qui se livre avec empathie à la contemplation des arbres, loin du bruit des villes et d’un monde qui s’industrialise à grande vitesse. Claude Monet, qui a rejoint quelque temps ce courant, s’en émancipera pour devenir l’un des fondateurs du mouvement impressionniste, ouvrant l’ère du paysage moderne.
Désormais, le chevalet planté en plein air, les artistes cherchent à restituer une autre vérité de l’arbre, moins imposante et plus familière, en suggérant la fluidité de son feuillage, les jeux de lumière qui l’animent à chaque heure du jour et en modifient les couleurs. Rapide, légère, leur touche permet de saisir l’instant changeant, objectif porté à son comble par Monet avec ses séries de Peupliers. La voie est maintenant ouverte aux artistes de tous horizons et de toutes sensibilités pour exprimer l’atmosphère que leur inspirent les arbres.
Nicolas Poussin, Le Printemps ou le Paradis terrestre, 1660-1664, huile sur toile, 118 x 160 cm, Paris, musée du Louvre
PÉYIZAJ JODI JOU
Paysages contemporain
« Aucune culture du monde ne peut exister sans une plante
mythologique. Il y a un rapport entre l’homme et le végétal
qui est constructeur pour lui, pour la plante et pour la société.
C’est de là que vient à mon avis, la culture même. »Emmanuel Nossin,
pharmacien et ethno-pharmacologue,
2023
Dans le lien qui unit les artistes au vivant, on retrouve un thème récurrent : La figure de l’arbre. En effet, l’arbre est un thème universel et fédérateur. Connu depuis les œuvres de l’art égyptien et grec, il reste un sujet omniprésent dans toute l’histoire de l’art et dans de nombreuses cultures à travers le monde.
D’un point de vue symbolique, l’arbre est bien entendu le lien entre le ciel et la terre, entre le spirituel et le réel. On parle d’arbre de vie, d’arbre symbole de métamorphose, d’arbre cosmique, d’arbre du monde, d’arbre à palabre et d’arbre généalogique. L’arbre est une régénérescence perpétuelle, il incarne un cycle de vie et de mort. Il est aussi, dans sa symbolique, à la fois matriciel et phallique.
Pas une culture au monde ni aucune mythologie ou croyance n’a fait l’impasse sur ce sujet tant sa symbolique est importante pour le monde vivant. L’arbre et, par extension, la forêt sont omniprésents dans l’histoire de l’art, chez Poussin, Monet, Ferdinand Hodler, Andrew Wyeth, Van Gogh, Piet Mondrian, Klee, Bonnard, Matisse, Klimt, Signac, Séraphine Louis, Giuseppe Penone, Joseph Beuys, Anselm Kiefer… jusqu’aux paysages contemporains d’Eva Jospin ou Henrique Oliveira. On ne pourra pas ici dresser cet excursus sur le passage de la modernité à la contemporanéité. Cependant, on ne pourra pas négliger de citer l’essor du Land Art et la puissance du militantisme artistique au moment où se produit la rencontre entre art et écologie.
Courant artistique apparu au cours des années 60, le Land Art est porté par des artistes qui désiraient sortir l’art des galeries et des musées. Il s’agit avant tout d’un concept créatif en harmonie avec le vivant. Le travail de l’artiste consiste à intervenir sur l’espace et les composantes du paysage et de la nature.
Les matériaux utilisés sont entièrement naturels (branches, coche, feuillages, foins, etc…) et l’installation évolue avec le temps jusqu’à leur éventuelle biodégradation, ce qui en fait bien souvent des œuvres éphémères. Que l’œuvre soit simple ou complexe, le Land Art s’intègre à la nature. De même, dans ma pratique, il y a une dimension faisant référence au Land Art à travers la récupération d’éléments du vivant (écorces d’arbre, racine, épines, etc…) afin de leur donner une seconde vie.
Comment puis-je parler du vivant sans utiliser le vivant ? En effet le vivant parle de lui-même. En l’incorporant dans mes œuvres il énonce déjà sa propre histoire mais aussi celle du territoire et des personnes qui y vivent. J’ai aussi choisi de sortir du white cube car cet espace ne me semblait pas le plus approprié. L’idée qui informe mon projet est celle d’investir un espace plus familier, celui des bois, des jardins, des forêts et des mangroves. Espace chargé de sens et de symboles en Guadeloupe, en Martinique et dans toute
la Caraïbe. Je souhaite démontrer que l’homme et la nature ne sont pas forcément indissociables mais qu’ils cohabitent ensemble. C’est ce que j’ai voulu montrer à travers mes œuvres intitulées Gardiens.
Nils-Udo, Clemson Clay – Nest, 2005, troncs de pin, terre glaise et bambous, photographie originale. Impression pigmentaire sous Diasec, 131 x 200 cm,Caroline du Sud, États-Unis
LA NATI ON DOT JAN
Le vivant :
nouveaux écosystèmes
« Nos ancêtres Arawak, les Kalina, Abya Yala ont toujours considéré
la nature comme quelque chose de vivant. Ils tournaient autour
d’un arbre pour lui demander la permission de l’abattre : « Oh grand
arbre toi qui vit donne nous la permission, envois nous un signe pour
savoir si on a le droit de te couper ». Ça allait jusque-là. Ce n’est pas
si simple que ça, il faut demander, il faut que le temps soit favorable,
si y a un orage cela veut dire que le ciel n’est pas d’accord… ».Emmanuel Nossin,
pharmacien et ethno-pharmacologue,
2023
En tant qu’être humain, l’artiste fait partie de ce que l’on a longtemps nommé « la nature », il « est » la nature. On utilise plutôt aujourd’hui le terme de « vivant » pour définir l’ensemble de ce qui compose notre éco système. Le vivant, c’est le végétal, le minéral, l’animal et l’humain réunis. Ce terme, entre autres, a été mis en avant par Baptiste Morizot, dans son ouvrage Manière d’être vivant (2020).
Notre regard change actuellement sur la place de l’humain dans son écosystème, nous sommes en pleine transition. L’artiste, comme tout être humain, n’est pas supérieur au vivant, encore moins dans le contexte de l’urgence climatique qui est le nôtre. Il n’a plus de raison de se placer au-dessus du vivant, comme cela a pu être majoritairement le cas jusqu’ici dans certaines cultures.
Nous savons aujourd’hui que tous les éléments de la nature, y compris les humains, sont interdépendants, et que des systèmes complexes d’interaction ont lieu entre les différentes espèces du vivant.
Ainsi, « en pillant la nature et les écosystèmes, l’humain a opéré une sorte de suicide environnemental pour lui et pour les êtres vivants qui l’entourent. Mais la nature (arbres, cellules, organismes résistants) lui survivra certainement. L’art peut participer à dé-suicider l’humain, à lui montrer comment faire machine arrière ou à y participer. L’idée serait au moins de retarder la disparition des espèces dont il a précipité la perte (dont la sienne, en pillant les ressources et en provoquant le réchauffement climatique) »
(V. Belmokhtar, 2022).
Mes travaux de dessin et de sculpture appuyant l’idée que l’humain et le non humain sont indissociables. Ainsi, détruire le vivant c’est nous détruire nous-mêmes. C’est aussi ma façon de dire que les arbres et les plantes sont indispensables au bien-être et à l’équilibre des hommes. En effet, par leurs vertus et leurs propriétés elles sont capables de nous soigner et nous guérir. Elles ont aussi le pouvoir de calmer l’âme à travers une promenade dans une forêt par exemple ou grâce à la connexion avec un arbre :
« La nature, l’élément vivant, une rivière c’est vivant, tout est vivant et nous
devons apprendre à la respecter, elle nous a créé, nous sommes un élément de cette nature. Le système occidental a fait de la nature un élément
d’exploitation. On n’exploite pas la nature. Il faut sortir ce mot là de notre
vocabulaire et de notre imaginaire. Il faut respecter la nature, vivre en
harmonie avec elle. C’est ça justement que l’essentiel de toutes les philosophies du monde nous apprend » (E. Nossin, 2023)
AN BA BWA
Marécages, mangroves, racines et lianes
Cette expérience m’a amené à reconsidérer mon regard et mon rapport aux arbres, conscient qu’il était possible de se connecter avec eux.
L’Acomat Boucan n’avait-il pas quelque chose à me dire, une histoire à me compter ? une histoire dont il a été témoin plusieurs siècles durant, une histoire de conquête et de domination, une histoire dans laquelle il a même joué un rôle de résistance et de libération.
En 1492, quand Christophe Colomb débarque aux Amériques, il découvre un continent inconnu du reste du monde, et pourtant déjà peuplé. De l’Alaska à la Patagonie, ce nouveau territoire abrite alors une population amérindienne estimé entre 60 millions et 100 millions de personnes. D’abord admiratif de ces populations, s’en suivront des temps de prédation, de conquête, d’esclavage et de colonisation notamment aux petites Antilles dont la Guadeloupe et la Martinique.
Pendant toute une partie de son histoire, l’Occident a regardé la nature sans la voir. L’homme occidental n’a d’abord pas cherché à aimer la nature, mais à la dompter de même que les populations non occidentales.
C’est dans ce contexte historique, sur les terres tourmentées par l’esclavage et la colonisation, plus particulièrement en Guadeloupe et en Martinique que j’ai choisi de faire de l’arbre mon principal motif, mon totem. De même que la mangrove, la forêt marécageuse, les lianes et les racines, il participe au concept de lyannaj (du créole lyan, « liane »). En effet, les arbres sont connectés par les racines en réseau, dotés d’intelligence et capables de se défendre. Ils forment des petites sociétés. Un système An ba fèy (caché) constitué par des pratiques de solidarité et de résistance qui s’inscrit dans l’expérience historique du marronnage, art de la fugue des esclavagisés. Les forêts marécageuses constituées de Mangle médaille (Pterocarpus officinalis), appelé également « Sang dragon », arbres aux contreforts proéminents situées à l’arrière des mangroves, sont la parfaite démonstration de ces petites sociétés, espace libérateur, de refuge, de camouflage de reconstruction de soi et de résistance.
Dans la Sagesse des lianes (2021), on voit que derrière cette figure de la « nature sauvage » qui continue à hanter la notion scientifique de « forêt primaire », il y a « un déni d’humanité envers les sociétés forestières autochtones. » Ce déni n’est pas dissociable d’un déni d’historicité propre à la mécanique coloniale : « Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu », rappelle Frantz Fanon. Alors que le « barbare » – qui surgit des steppes ou des déserts – ne se définit que dans le rapport à la civilisation (qu’il cherche à détruire ou à s’approprier), le « sauvage » – l’habitant de la sylve (du latin silva, « forêt », racine de « sauvage ») – n’est jamais perçu que sur fond d’une mère nature dont, tel un enfant, il se détache à peine : Il « n’est pas assez entré dans l’Histoire ». (« L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », discours de Dakar de Nicolas Sarkozy, 26 juillet 2007.)
« Si les forêts tropicales apparaissent d’emblée comme des terres vierges, c’est parce que, aux yeux des Européens, elles ne comportent aucune inscription, aucune trace d’histoire, de monument, de route, de cité digne de ce nom. Terre immaculée, l’Amazonie est traitée par les conquérants comme une page blanche où apposer leur marque : chaque plantation gagnée sur la jungle, chaque avant-poste et ville fondés, chaque route tracée met en scène
le grand récit de la « civilisation » (D.Touam Bona, 2021).
La colonisation avec ses colonisateurs vient modeler une terre vue comme nue, déshabillée et dépourvue des signes qui marquent la société occidentale (poudre, perruques, chapeaux et costumes… ). Cette vision de l’autre refuse d’observer « la façon dont les Amérindiens, par exemple, au fil des millénaires, par leurs itinérances, leurs pratiques horticoles, leurs rituels chamaniques et la variété de leurs habitats ont fait de l’Amazonie non seulement un vaste jardin, mais un cosmos : un monde peuplé d’ancêtres, d’esprits animaux, d’êtres du rêve, de forces élémentaires qui, continuellement, donnent sens à des territoires de vie » (Ibidem, 2021).
ÉRITAJ
Racines / Rhyzomes
« Vous savez, dans notre histoire, étant donné que les branches
sont presque perpendiculaires au tronc, c’est un arbre de martyr.
On pouvait faire passer une corde et lorsqu’un esclave rebelle
avait incendié la propriété du maître ou avait fait quelques
exactions pour montrer qu’il n’était pas d’accord, Il était pendu,
il était pendu dans cet arbre donc cet arbre vient avec notre passé
et une charge ésotérique. Et qu’est-ce que vous voulez ?
C’est notre façon de nous rappeler notre histoire. »
Marie Gustave,
enseignante retraitée et jardinière,
2023
Dans les mots des hommes et des arbres, tout un imaginaire prend forme et met en relation le visible et l’invisible :
« Toutes les cultures du monde ont toujours plusieurs
catégories d’arbres et de plantes. Alors je distingue les
plantes mythologiques c’est-à-dire la plante qui raconte.
Le « mythos » c’est le récit. Par exemple, le laurier
des Romains, Le figuier des Juifs, la feuille de pomme
qui cache le sexe d’Ève, le Lotus dans lequel se trouve
Bouddha, là où il est né, c’est le Lotus qui créé Bouddha
ou encore le Buisson ardent qui parle à Moïse…
Il y a toujours un arbre entre l’homme et les forces
surnaturelles, les invisibles et ce n’est pas forcément la
religion. La plante sert à la construction de l’homme
et en l’interprétant il crée de la culture. Il y a toujours
au départ un arbre qui symbolise une culture. Le grand
Mapou aussi connu sous le nom de Fromager est un
arbre impressionnant avec des espèces d’épines dessus.
Moi j’en ai vu en Haïti entouré de plein d’Ex votos et
de chapelet, Il y a même un visage humain visible sur
le tronc d’un Fromager, en tout cas ça y ressemble, c’est
peut-être une déformation ou on a coupé une branche
et un bourgeon est sorti mais on voit vraiment un
visage avec les lèvres, les cils, etc… Naturellement les
voitures s’arrêtent là pour mettre des ex votos et des
photos de disparus. L’arbre
est entouré d’ex voto et ça impressionne. »E. Nossin, 2023
Dans ce contexte et en parallèle de la catégorisation des arbres proposée par E.Nossin, j’essaye d’analyser les différents types de forêt et les composantes des arbres comme autant d’éléments porteurs d’un imaginaire, outils d’invention et re-invention du monde dans l’espace de la plantation.
Utiliser les différentes parties de la plante pour soigner, attribuer une valeur symbolique aux racines. Penser notre société créole capable de déployer ses racines et ses branches à l’infini, c’est le principe qui oriente les traits dans mes dessins, la prolifération des lignes végétales prolongées indéfiniment dans un déplacement continu.
Les racines des arbres font référence également à la notion d’identité. Tout homme a des racines, un point d’encrage, un lieu, une terre d’où il vient, une famille de sang ou de cœur, des origines, des ancêtres et l’histoire de son peuple. Les afro-descendants originaires de Guadeloupe et de Martinique ont des racines multiples du fait de leur histoire coloniale.
Nos ancêtres africains ont été arrachés à leur terre natale pour être déportés en Europe sur une période allant du XVe au XIXe siècle par des colons européens (Portugais, Anglais, Français et Hollandais) dans le contexte raciste de la traite négrière transatlantique. Déshumanisés ayant pour statut celui de bien meuble institué par le code noir, les afro-descendants sont traversés par des identités multiples reflétant la diversité culturelle des îles antillaises.
Les racines sont pour l’arbre un socle encré dans la terre. Séjournant dans le monde souterrain qui est aussi celui des morts, les racines sont chargées de force et de sens en termes de renaissance et de résilience.
LYANNAJ
Mangroves
« La mangrove est une métaphore de notre monde créole,
un monde où les racines s’entrelacent dans une mer brumeuse,
se nourrissant de boue et de vase des fonds marins »
Édouard Glissant,
Le Discours antillais, 1981
La mangrove, « site métaphorique des concepts de créolisation ou d’identité-rhizome » (Cyrille Pasqualetti, 2023) est, comme les arbres, les racines, la forêt, au centre de mes productions artistiques. De la photo au dessin, de la peinture au volume, mes écritures plastiques se construisent à partir des images enregistrées depuis mon plus jeune âge dans les forêts qui abritaient ma soif de connaissance. Toute une pensée s’est construite à partir du concept de mangrovité qui, loin d’être nouveau, traverse toute la littérature antillaise de la seconde moitié du xxe siècle (Glissant, Condé, Chamoiseau, Confiant et tout le mouvement de la créolité) comme « alternative à la modernité, refuge et manière d’échapper aux conquêtes coloniales » (ibidem, 2023). La synthèse et la relecture de tous les apports de cette littérature faites dans « mais le monde est une mangrovité » m’a permis de mieux saisir
la puissance d’un lieu qui « fut le territoire rebelle à assécher, à conquérir » (ibidem, 2023) et qui est encore soumis aux modes de production capitaliste lorsque la mangrove laisse la place à la construction d’immeubles et aux ports de plaisance.
La « pensée-Mangrove » formulée par le mouvement de la créolité nous invite à porter le regard sur cet écosystème qui renvoie aux lieux de résistance qui ont abrité les nègres marrons.
Dans mon travail l’idée de la résistance prend différentes formes et se matérialise dans des figures humaines qui font de l’homme et de la femme, de leur rencontre, le lieu de cet imaginaire fertile. La nudité associée au sauvage et au barbare, à l’indigène, devient dans mes dessins le signe d’une nature généreuse et sensuelle, capable de protéger et accueillir, de donner la vie.
J’ai observé que, chez les arbres, les mères nourrissent leurs petits de sucre à travers les racines. Ils sont en mouvement dans un rapport au temps plus ou moins long que le nôtre, à croire que le vivant a quelque chose de profondément féminin. Les jeunes arbres ont un lien particulier avec leur mère qui les nourrit et les couve parfois durant des siècles jusqu’à ce qu’elle meure et que les jeunes pousses entament leur course vers la lumière.
« La métaphore de la mère nature est pleine de
contradictions. Affirmer que les femmes seraient
intrinsèquement plus proches de la nature est une
façon de l’essentialiser, de la ramener systématiquement
à son rôle de mère nourricière, de soin aux autres, et
de lui coller une étiquette qui peut paraître d’emblée
comme un nouvel asservissement. C’est pourquoi
une partie du courant féministe, en France en
particulier, rejette cette association et met en garde
contre ce qu’elle a de dangereux pour les femmes. C’est
cette observation et ces réflexions qui m’ont amené à
réaliser une série de dessin sur les liens entre les femmes et la nature
sans nier les corrélations évidentes, mais sans
oublier aussi que la fonction maternelle est parfois
une obligation sociale, imposée aux femmes en dépit
de leur désir profond et de leur singularité ».V.Belmokhtar, 2022
Inspiré du livre la vie secrète des arbres de Peter Wohlleben, j’ai entamé une série de dessins d’étude en vue de réaliser des pièces principales qui sont des sculptures en 3 dimensions à l’échelle 1.
Le temps des amours et l’éloge de la lenteur sont les deux aspects du livre dont les similitudes entre les arbres et les hommes sont les plus frappantes.
En effet tout comme nous, les arbres communiquent, s’entraident et s’adaptent. Ils sont connectés par les racines en réseau, dotés d’intelligence, et capables de se défendre. Ils forment des petites sociétés avec des couples, des amis et une famille. Ils se reproduisent.
MOFWAZÉ
Le corps des arbres : l’art du camouflage
« L’homme n’a pas que ce corps visible. Il en est de même
pour tout ce qui existe, aussi bien les minéraux, les végétaux
que les arbres, etc… Ils ont également ces autres dimensions
et c’est un peu une prétention de l’homme de croire que
les autres choses qui ne bougent pas, sont inertes et limitées. »Christian Biabiany,
enseignant retraité et bricoleur de la nature,
2023
« Aux Antilles Les espèces végétales utilisées à des fins de protection
sont très nombreuses et probablement sont-elles les plus connues
du grand public. Leur dénomination véritable est : apotropaïque.
Ce mot provenant du grec apotrepo qui signifie détourner, s’applique
à tous les objets et représentations destinés à éloigner le Mal.
À la Martinique, on les appelle généralement des Contres ».Emmanuel Nossin, 2019,
pharmacien et ethno-pharmacologue
Je vois les arbres comme des corps, avec une tête, des bras, un tronc et une peau qui est l’écorce. L’écorce des arbres est un élément important qui fait sens dans mon travail. Elle est une peau dont les arbres se défont au fil des saisons et de leur croissance laissant place à des nouvelles écorces. Dans la même logique de libération, les nègres marrons ont développé une parfaite maîtrise de l’art du camouflage, de la métamorphose et de la dissolution de soi afin d’être imperceptibles. Comme les arbres, ils se sont adaptés au passage des vents et à la furie des cyclones. Ils ont appris à développer leurs propres strategies de résistance et de résilience. Sylviane Biabiany relate ici avec des mots puissants son expérience et sa lecture d’une nature résiliente :
« Mais il y a un phénomène particulier que l’homme
prend très peu en compte : la nature est vivante et
résiliente, elle nous transmet des messages. Il faut
prendre le temps de la contempler, de l’observer, de
l’écouter. La résilience c’est la capacité pour un système
vivant de retrouver sa structure, ses fonctions, après un
traumatisme. Celui-ci peut être naturel – un cyclone
par exemple – ou provoqué par l’homme. Un cannelier
par exemple, comme celui qui est là, dans notre jardin,
nous lui prélevons un morceau d’écorce de temps en
temps. Nous nous excusons toujours auprès de lui pour
le traumatisme que nous allons lui infliger et nous
faisons des entailles « propres ». L’arbre reconstitue petit
à petit son écorce. Ce phénomène peut être observé
sur beaucoup d’arbres. Mais ce qui m’épate le plus
c’est la capacité de résilience de la nature après
un cyclone. Les arbres et la végétation en général, sont
dévastés, les feuilles sont brûlées, les branches cassées,
déchirées, les troncs abîmés… On voit que la nature
a souffert mais quelqu’un qui viendra un an après
l’ouragan n’aura aucune idée des ravages provoqués
car la végétation aura repris ses droits. »
Cela m’a amené à récupérer la « peau morte » des Tamariniers du Sermac2, les piquants du fromager et les lianes du figuier maudit afin de les faire revivre sur le moulage de mon corps qui renvoie à l’incarnation d’un être hybride mi-homme, mi-arbre. Il s’agit d’une sorte de divinité, une sacralisation de la figure du nègre marron, un être qui s’érige en gardien de la forêt. Le tamarinier est un arbre originaire des régions tropicales sèches de l’Afrique de l’Est. Implanté il y a très longtemps en Asie du Sud, il a été diffusé ensuite dans toutes les régions tropicales. A Madagascar, chez les Sakalava, le tamarinier est considéré comme un arbre sacré, le « Roi des arbres », au même titre que le Fromager, défini par Emmanuel Nossin une plante mythologique de la famille des plantes hôtes. Les plantes mythologiques sont pour lui relativement faciles à identifier. Ce sont le plus souvent des arbres au port majestueux d’où émanent puissance et noblesse :
« La plante sacrée, est par définition la plante où logent
les divinités. Dans ce cas, on parlera de plante hôte.
La frontière entre la fonction sacrée proprement dite
et celle de hôte n’est pas toujours très nette. Cela
dépend du panthéon (ensemble des dieux, des divinités
d’une religion, d’une mythologie) incriminé.Mais on pourrait parfaitement étendre cette assertion
à toutes les catégories de plantes mythologique.
De plus, il arrive aussi qu’il se greffe d’autres fonctions
collatérales comme celle de fétiche, d’avatar, etc…
La plante hôte est la plante choisie par les divinités et
autre entités surnaturelles pour y demeurer durant
leur présence parmi les hommes, leur pied-à-terre
terrestre en quelque sorte. »
Nossin, 2019
2. Le sermac, Service municipal d’action culturelle de Fort-de-France a été fondé par Aimé Césaire afin d’impulser les arts dans un espace où le geste artistique, l’artefact, deviennent nobles grâce à la connaissance et la reconnaissance.
Les arbres renvoient enfin à la question des invisibles lorsqu’ils traduisent le dialogue souterrain entre les hommes et les êtres porteurs d’une ancestralité. Le fromager en fait partie lorsqu’on lui attribue la fonction d’habitacle des esprits :
« Le fromager est un arbre qui suscite respect mêlé
de crainte aux Martiniquais et Guadeloupéens,
qu’il vaut mieux éviter le soir tombant. La rumeur
qui veut que l’on suppliciât et pendît les esclaves
aux branches du Fromager, est certainement à l’origine
de cette méfiance. D’où l’autre nom de « arbre
aux esclaves ». Mais il est aussi possible d’imaginer
que ce soit du fait que l’arbre abrite des divinités
maléfiques, les souklians (soucougnans) par exemple,
qu’il vaudrait mieux ne pas déranger. »Ibidem, 2019
La présence des invisibles est soulignée par le film documentaire de Florence Lazar, « Sous les feuilles » (paru en 2024) qui établit finement le lien entre ce monde souterrain et la puissance intrinsèque des arbres :
« Cet arbre qui à travers l’œil creusé dans son écorce
porte un regard bienveillant sur les hommes, à moins
que ce ne soit une bouche à travers laquelle il murmure
son histoire à qui vient se recueillir là. »Catherine Bizern, Cinéma du réel
Mues par des forces invisibles, les plantes et arbres apotropaïques obéissent à des desseins inintelligibles ou compréhensibles seulement par un petit groupe d’initiés capables de mettre de leur côté ces forces. À la Martinique le sorcier, chaman, pusali, boye, babalawo… est appelé quimboiseur ; en faisant appel à des rituels divers, ce dernier opère une médiation entre l’ici et l’au-delà pour que les invisibles intercèdent en sa faveur. Le végétal passe ainsi d’entité vivante et dotée de caractéristique chimiques ou biologiques à plante symbolique investie de multiples fonctions. Elle peut soigner mais aussi s’ériger en gardienne de la maison contre toute forme d’attaque malveillante. Cette protection comprend deux volets : la protection du corps et celle du milieu dans lequel on vit. Ces savoirs persistent en dépit de la volonté d’éliminer ses acteurs, opérée par l’église et la médecine officielle. Le jardin créole est un témoignage vivant de cette survivance lorsque les créoles opèrent une synthèse de la nature dans un espace délimité de la maison attribué à la protection et au soin du corps.
CHIMEN CHYEN
Camoufler la langue, brouiller les pistes
Comme le corps et l’espace, la langue constitue un outil de camouflage et d’existence an ba fey. La langue créole apparaît dans le contexte du commerce des esclaves du XVIe au XIXe siècle. Étymologiquement, le mot « créole »proviendrait de l’espagnol criollo, mot lui-même issu du portugais crioulou, signifiant « serviteur nourri dans la maison ». En France, le terme proviendrait du latin criare (nourrir, élever). Il qualifiait donc historiquement toute personne « élevée sur place », « qui est du pays ». Ce mot a donc servi initialement à désigner « l’enfant blanc né et élevé dans les colonies d’outre-mer, comme la population noire (étendue aux animaux et aux objets) et leur langue » (Leduc, 2023).
Une langue créole est une langue développée à partir de la simplification d’une langue de base et du mélange de langues déjà existantes, c’est pourquoi il existe différentes langues créoles sur les îles et les espaces colonisés de l’Atlantique à l’océan Indien. Dans une stratégie d’appropriation, les créoles transformèrent la langue de base, la langue orale des Blancs, en une autre, autonome.
« Le phénomène linguistique est complexe, il réside
dans la simplification entre une langue européenne
et une ou plusieurs langues africaines, et un mélange
phonétique, morphologique, syntaxique ou lexical.
Le créole se présente comme une langue « empruntée
et adaptée », il se forme au contact des langues pour
en former une nouvelle, en lien avec le territoire et
les sociétés d’habitation. Comme toute langue qui
traverse les époques, c’est une langue qui a « muté
» : influence forte des langues africaines jusqu’à
l’abolition de l’esclavage, enrichissement lexical à partir
du XIXe siècle avec l’engagisme, réappropriation locale
avec les départementalisations ou indépendances
des territoires insulaires pratiquant cette langue… »Leduc, 2023
Comme précise par D. Touam Bona, « indissociables du marronnage, les techniques de camouflage s’étendent donc à la façon dont les esclaves vrillent la langue du maître. Parce qu’il soumet la langue française à des variations polyphoniques, le créole peut crypter et « chimériser » les paroles les plus séditieuses ».
La pratique du bouladjèl en Guadeloupe pousse à son paroxysme en s’émancipant totalement de la langue « articulée ». Art de la vocalisation percussive développée, en partie, en riposte à l’interdiction des tambours durant la période esclavagiste, le bouladjèl anime aujourd’hui les léwòz, rassemblements d’individus qui se réunissent pour garantir la survivance de la mémoire liée à l’esclavage. C’est l’espace privilégié du gwo-ka où se
déploie le langage musical qui renvoie à l’espace arraché à la plantation. Cet aspect de la langue créole développé en Guadeloupe constitue, entre-autre, un élément de ma création lorsque je l’associe au travail en audio.
En Guadeloupe et en Martinique, depuis les temps de l’esclavage et des résistances, ces rassemblements témoignent d’un système d’entraide nommé lyannaj qui évoque les puissances de la forêt avec lesquelles on s’allie dans tout mouvement de résistance. Le plus souvent, les leaders des mouvements de sédition étaient des prêtresses et des quimboiseur (sorciers-guérisseurs), des maîtres dans la connaissance et l’usage des plantes. Encore une fois, le camouflage s’opère dans la cohésion entre l’homme et la nature :
« À mon sens, c’est une force de cohésion, c’est une
énergie qui fait que tout se rassemble. Et si tu regardes
bien, l’homme fait tout pour diviser alors que la nature
fait tout pour rassembler. L’homme veut utiliser
la nature mais tout en voulant la dominer. On est
encore dans la séparation donc par rapport à l’amour,
conscientiser que c’est une énergie qui est une énergie
de cohésion et même l’aspect matériel que nous avons
des choses nous ont été impossibles sans cet amour là
qui réunit les choses. Alors on l’a appelé amour mais
on aurait pu lui donner un autre nom, ce n’est pas
un souci, mais il faut retenir que derrière ce terme-là,
il y a l’idée de réunir et on parlait de la dépravation
de l’homme sur la nature maintenant. C’est parce
qu’il y a cette volonté de séparation et c’est seulement
cet amour là qui permettra de réunifier. Il y a des choses
qui sont entreprises, des initiatives pour replanter
des arbres, pour mettre moins de béton. Des choses de
ce genre-là pour faire en sorte qu’il y ait cette symbiose
qui se retrouve. Parce que les anciens, les peuples
qui étaient avant ladite civilisation, Ils vivaient très bien
en symbiose avec la nature et tout se passait bien. »Christian Biabiany, 2023,
enseignant retraité et bricoleur de la nature
Samuel Gelas, Vieux Figier Maudit, Deshaies, 2023, photographie
ZAYANN
La nature n’existe pas
« Il faut en parler, on ne doit pas éliminer nos us et coutumes.
Comme on parle du monstre du loch Ness qu’on n’a jamais vu,
ici aussi on parle de nos Soukounyans et c’est super intéressant. »Éric Léopold,
guide de rendonnée,
2023
D’après la thèse de Philippe Descola, le concept de nature appartient à l’Occident. Les occidentaux ont inventé le concept de Nature à la renaissance vers le XVIIe siècle plaçant l’homme au centre de l’univers et ainsi créant une séparation entre l’homme et le vivant, entre « Nature » et « Culture », avec une volonté de domination. Nulle part ailleurs, le concept de nature existe. Le mot nature même n’existe pas mais d’autres rapports, d’autres relations et d’autres regards au vivant existent :
« Dans Les Lances du crépuscule (1993), l’ethnologue
Philippe Descola tirait les conséquences théoriques
d’un séjour de trois ans chez les Achuars, des Indiens
d’Amazonie. Il montrait que, pour eux, le concept
de nature n’avait aucun sens puisque la démarcation
qu’il suppose entre l’homme, les végétaux et les
animaux n’existe pas dans cette culture. Ces derniers
sont en effet considérés comme des partenaires
sociaux. Les animaux de la forêt sont traités comme
des beaux-frères ou des parents par alliance, dont on a
ponctuellement le droit de prélever le corps lors de
la chasse, moyennant le respect de certaines règles :
il faut éviter de les faire souffrir et manger tout animal
tué pour permettre à son esprit protecteur de récupérer
son âme. Les plantes, elles, sont comme des enfants
pour les femmes qui les cultivent. Qu’une d’elles
oublie de repiquer un pied de manioc, et elle rêvera
la nuit suivante d’un nouveau-né éploré qui lui réclame
le sein… Plantes et animaux sont dotés d’esprits
analogues à ceux des hommes, c’est pourquoi on peut
parler de sociétés animistes 2 (Lemarchand, 2018) »3.
3. La pensée animiste est une des formes de pratique spirituelle les plus anciennes au monde, antérieure à la plupart des religions. Les peuples anciens attribuent un esprit, une âme, aux choses, aux objets, aux animaux, et surtout à la nature. Les forces vitales et environnementales sont alors considérées comme importantes, et même essentielles.
La relation entre l’artiste et le vivant et la nécessité de les remettre au centre de notre existence font l’objet d’un essai brillamment conduit et illustré pari Valérie Belmokhtar qui en remontant le fil de l’histoire de l’art nous invite à penser ce dernier dans le monde d’aujourd’hui. Dans le chapitre dédié aux arts non occidentaux elle précise que les arts qui ont été produits depuis la préhistoire dans de nombreuses régions du monde sont issus des croyances animistes. En Afrique comme en Inde la vision du monde qui accompagne la production artistique, opposée à celle du monde occidental, loin de séparer philosophiquement le corps et l’âme et de défaire le lien entre l’humain et la nature, contribue à produire des artefacts dotés d’une âme aux yeux de leur créateur.
Le chef coutumier de la tribu papoue des Hulis, Mundiya Kepanga s’exprime ainsi dans le livre Les gardiens de la forêt :
« Nos ancêtres nous ont enseigné que les arbres veillent sur les hommes et que nous devons les protéger en retour. Ils nous ont aussi appris que nous sommes,
tous, les sœurs et les frères des arbres. Si tous les arbres disparaissent, les hommes disparaîtront à leur tour. Depuis des générations, cette prophétie est enseignée par les anciens aux plus jeunes. »
De même qu’aux Antilles, dans la tribu des Hulis on considère que les enfants sont comme des graines qu’il faut arroser de bons conseils pour qu’ils deviennent des adultes solides. Les parents plantent un arbre à la naissance de leur bébé. Aux Antilles cependant il s’agit plutôt d’enterrer le cordon ombilical sous un arbre porteur du destin de l’enfant. L’idée que l’arbre et l’enfant grandiront ensemble (« En poussant, les branches s’écarteront comme des bras, le tronc deviendra plus épais et en vieillissant de la mousse blanche apparaîtra comme de la barbe qui gri sonne avec l’âge. ») ainsi que l’arbre puisse porter la mémoire de l’humain soulignent encore une fois la proximité entre ces corps qui en créole sont clairement signifiés par l’expression pyé (pied) bwa (du bois/de l’arbre).
La question du langage éclaircit la non-opérativité du binôme nature culture dans le discours de Benki Piykaio, leader du peuple Ashàninka, lorsqu’il explique que « dans le monde occidental, un enfant doit savoir lire pour comprendre la nature. […] Dans mon peuple nous ne sommes pas dans l’écrit. Nous sommes dans la vie : un enfant Ashàninka connaît l’eau qu’il boit, le fruit qu’il mange, le chemin de la forêt ». Et encore : « En tant qu’Ashàninka et être humain, je suis fier de dire que je ne vois aucune distinction entre les animaux, les eaux, les poissons, la terre ou la forêt.Tous ces êtres sont vivants comme nous, ils n’ont simplement pas le même langage » (ibidem).
Contrairement à la sagesse des anciens, « l’homme moderne » est reconnu comme « grand perturbateur de la nature » par tous ceux qui le définissent à l’origine de l’anthropocène. Bien avant que ce concept soit formulé, George Perkins Marsh (1801-1882), considéré comme l’un des tout premiers écologistes, formule ce concept en décrivant minutieusement dans la préface à son livre Man and Nature comment les activités humaines détruisent l’environnement et nous alerte sur l’urgence d’y trouver un remède.
« Aujourd’hui, la planète est malade. C’est une maladie
qui nécessite une guérison d’urgence dans nos esprits
et dans nos cœurs. Nous avons été contaminés par
les sentiments de nécessité et de manque, la volonté
du « toujours plus ». Nous devons simplifier ce dont
nous avons besoin pour vivre sur la terre. Et cela
sans dégrader la vie elle-même, cet immense paradis
que Tasorentsi le créateur a engendré pour que nous
le partagions tous. La destruction de notre forêt
d’Amazonie est une catastrophe. Pour nous,
communautés qui vivons grâce à elle, mais aussi pour
toute la planète. La forêt est vitale pour la survie
de l’humanité. Chaque nouvelle route transperce
cet écosystème comme une flèche et l’affaiblit.
Ces nouvelles routes permettent l’établissement de
campements, le passage de trafiquants, l’extraction
illégale de bois. […] Aujourd’hui, je souhaite réveiller
les consciences planétaires au fait que 100% de notre
vie dépend de la terre, des forêts, des eaux, de l’air.
En prendre soin est une responsabilité qui devrait être
partagée par toute la race humaine. » (Ibidem)
Francis Hallé renouvelle l’idée de fusion entre l’homme et le vivant à travers des dessins d’arbres réunissant à la fois le regard scientifique et la dimension artistique sensible. Il transmet ce qu’il sait de leur architecture et de leur organisation propre, mais en faisant sortir le point de vue des arbres eux-mêmes. Il aborde à travers ses dessins et ses écrits leur fonctionnement et leurs pouvoirs « surnaturels ». Par exemple il explique que certains ont le pouvoir de l’immortalité si l’humain n’intervient pas. Le houx royal de Tasmanie, plus vieil arbre identifié, a ainsi 43000 ans… Voilà une altérité susceptible d’effrayer l’humain qui s’est toujours cru tellement supérieur au
règne végétal !
La grande révolution portée par Francis Hallé est de nous montrer le point de vue du vivant et non plus seulement celui des êtres humains. Le botaniste nous fait progresser dans la prise en compte d’autres points de vue, il décentre l’humain et remet le vivant à sa place.
Les amérindiens et d’autres peuples de la planète connaissent les qua lités des arbres depuis longtemps, de manière parfois intuitive, comme le montraient certaines œuvres de l’exposition « Nous les arbres » en 2019 à la Fondation Cartier.
L’idée que la nature n’existe pas est reprise et expliquée par Bertin Nivor, plasticien qui l’aborde par sa pratique artistique et par le travail agricole :
« C’est un fantasme de la pensée occidentale moderne
et dominante. La nature ça n’existe pas ! Ça c’est pour
la provocation. Maintenant, c’est vrai que la nature
c’est une notion eurocentrée. C’est une façon pour
les Occidentaux, à partir du XIVe siècle avec ce qu’on a
appelé la Renaissance, donc les temps modernes
en Europe, ils ont commencé à parler de nature
pour se distinguer de tout le vivant, de tous les êtres
vivants, non humain, car même là, la notion d’être
vivant non humain, ça encore c’est dans la pensée
occidentale. Donc ça répond à un principe de leur
passé qui est le principe de séparation. On sépare tout,
on distingue tout, on fait des catégories et puis voilà.
Donc la nature, c’est ce qui est hors de l’homme et
qui ne relève pas de l’intelligence et encore moins
du génie de l’homme. Alors soit ça relève d’une création
divine pour les croyants et pour les athées, du hasard
cosmique. Le Big Bang par exemple. Et donc pour eux,
tout ce qui ne relève pas de l’homme, c’est de l’ordre
de la nature et tout ce qui vient de l’homme c’est
la culture d’où l’opposition Nature/Culture. Allez donc
demander aux Japonais, aux Chinois ou même aux
populations autochtones d’Amazonie. Il ne connaissent
pas ce mot là, d’ailleurs ils le disent très simplement,
la nature, la culture, pour nous, ça n’a pas de sens,
ça ne veut rien dire. Tout ce que nous savons, c’est que
nous faisons partie d’une grande famille, la grande
famille du vivant. La terre c’est notre mère, l’eau c’est
notre sœur, les arbres sont nos frères, nos sœurs, etc.
On ne fait pas de distinguo entre nature et culture,
ça ce n’est pas nous. Mais lorsque les Occidentaux
veulent parler, parce qu’en fait ce sont ceux qui parlent,
les sauvages ne parlent pas, le barbare ne parlent pas,
il ne sait pas parler, donc c’est l’homme avec un grand
H, l’Occidental, c’est lui qui sait parler et c’est lui qui
nomme. Donc lorsqu’il parle de ces gens-là, ils vont dire
systématiquement nature, culture, donc ils vont projeter
leurs fantasmes sur les autres. Donc le mot nature pour
moi il n’est pas seulement ambigu, c’est un mot qui
est pervers, c’est un mot qui, vu l’expérience que je vis
en ce moment avec ce que j’appelle le jaden ou l’arada,
je ne vois pas ce qui est de la nature, je ne vois que
du vivant. Nous faisons partie du vivant. »
TERRE À TERRE
« À toi Samuel, en espérant que ces réflexions te seront utiles.
C’est bien plus que ce que tu m’as demandé mais c’était
une occasion pour moi de réfléchir et cela m’a fait du bien.
Je te remercie donc de cette demande. »Sylviane Biabiany,
enseignante retraitée et soignante de la nature,
2023
Au bout de cette longue promenade dans l’entre-terre guadeloupéen et dans mes écritures, un mot vient à mon esprit : pyé bwa.
Ma rencontre avec l’Acomat Boucan m’a poussé à entreprendre un voyage initiatique révélateur de mon attachement particulier à la terre, de l’importance de l’ancrage dans un espace historiquement inhospitalier et pourtant riche et porteur d’histoires autres, de ma propre histoire.
L’Acomat n’a pas de racines profondes et pousse sur une crête qui les pose en contrefort et les rend encore plus hautes : l’arbre nous renvoie ici continuellement à une métaphore, celle de l’homme-arbre, de son adaptation à l’espace de la plantation, de sa lutte acharnée pour survivre, de sa conquête d’un espace de marronage.
Cet être mi-homme mi-arbre est celui que la langue créole désigne comme pyé bwa, un arbre doté des pieds de l’homme, prêt à partir, se déplacer, s’adapter lorsqu’il est déraciné. Des pieds qui portent un tronc, des bras et un riche feuillage, une écorce : lapo bwa. Cette image capable d’hybrider l’humain et le non humain a pris place et sens dans mes dessins, mes toiles, mon corps en performance.
À travers plusieurs promenades en forêt et en mangrove, au fur et à mesure que je m’enfonçais dans le bois et lors de différentes rencontres et découvertes, je me dépouillais à fur et à mesure de la superficialité et du matérialisme de notre société contemporaine afin de revêtir l’esprit de la forêt, de devenir moi-même un homme-arbre, de faire un avec le vivant. J’ai ressenti beaucoup d’amour pour l’Acomat boucan, pour tous les arbres, les plantes et les fleurs rencontrés lors de me promenades. Je peux affirmer que tous ces êtres sont bienveillants et possèdent tout ce dont l’homme a besoin pour vivre et grandir dans le respect de l’Autre. Les arbres sont nos amis, nos partenaires de vie et veillent sur nous. Ils sont exemplaires dans l’art de la résilience et capables de transmettre la sagesse et la connaissance des ancêtres : les arbres, les plantes, les forêts, les mangroves et les lianes incarnent aux Antilles le savoir dont on a été dépossédés. Chargés d’histoire, de symboles et de pouvoirs divers, j’ai découvert l’impact et les liens qu’avaient ces compagnons de vie avec de nombreux peuples du monde. Ils ont vu plusieurs générations d’hommes passer. Il est probable que mon ami Acomat boucan ait connu mon arrière, arrière, arrière-grand-père, qu’il ait été un refuge pour lui et qu’il lui ait enseigné les sciences et les secrets de la forêt : les arbres sont le lieu de l’ancêtre. Durant ce voyage initiatique qui est toujours en cours tant les mystères du vivant sont vastes, j’ai rencontré des personnes extraordinaires qui ont bien voulu partager avec moi leurs liens particuliers et leurs expériences avec les arbres et les plantes.
Chacun a ouvert mon esprit sur les divers aspects de la vie des arbres, des plantes et des fleurs aux Antilles, leurs vertus, leurs symboles et les usages. En effet, le rapport aux arbres, aux forêts, aux plantes, aux racines et aux lianes est synonyme d’une relation plus communément appelée chez nous lyannaj.
Lyannaj dans l’adversité mais également dans la résistance, la résilience et la reconstruction de soi et de la société à travers le jaden.
Longtemps sous-estimé par l’occident qui a marqué une séparation avec le vivant le nommant « nature » opposé à culture dans une volonté de domination et de conquête, l’homme à fait beaucoup de mal au vivant, notamment à travers la pollution, la déforestation, la dégradation des sols… Nous en subissons des conséquences telles que le dérèglement climatique, la montée des eaux, un trou dans la couche d’ozone qui a un impact direct sur l’environnement. L’ère de la destruction par l’homme appelée Anthropocène se double dans les espaces colonisés des conséquences néfastes de la monoculture liée à l’exploitation de la terre : le plantationocène. À cette exploitation est intimement lié le scandale du chlordécone avec son sillage de conflits sociaux et corps malades. Aujourd’hui les consciences sont de plus en plus éveillées sur l’importance et la nécessité d’être en bonne harmonie avec le vivant car il est capable de nous protéger, nous réparer et nous faire du bien. À lui seul, sans l’intervention humaine, le vivant est capable de soigner la planète.
Opposé à celui de nature, le concept de vivant largement abordé au temps de l’anthropocène et de la transition climatique, devient dans mon travail la référence à un être qui rapproche l’homme et les autres êtres vivants, les visibles et les invisibles. Dans la médecine traditionnelle créole la magie sympathique traduit cette similitude lorsqu’elle attribue aux plantes les qualités qui soignent. L’arbre est aussi doté d’un caractère sacré et renvoie à une spiritualité arrachée au colonisé, assimilée à la sorcellerie et reléguée à l’espace souterrain du quimbois.
Tous ces éléments ont été une source d’inspiration pour ma création plastique qui a pris du temps à émerger et une certaine difficulté. Un long travail d’observation m’a amené à une série de dessins que j’ai nommée Kò pyé bwa (le corps des arbres). Faisant partie d’une société bien organisée en réseau et intelligente à travers les racines, chaque arbre a, je dirais, une personnalité, et sa propre singularité.
Cette phase d’observation est suivie par une série d’expérimentations : j’ai ainsi pu « disséquer » les arbres, les écorces, l’humus, les champignons, les racines et les lianes. Tout un écosystème que j’ai tenté de rendre avec des lignes, des formes et des contrastes au crayons noir tel des zooms, des gros plans sur des dessins en petits format (20 x 20 cm). C’est ma façon de rendre compte de ma proximité avec ces éléments naturels lors de mes promenades que je nomme aussi «marche silencieuse». Marche silencieuse est aussi la volonté d’écouter la voix des arbres et de ressentir l’esprit de la forêt. Se taire pour lui laisser place et voix. Cette marche est visible sur mon projet vidéo homonyme. Elle invite à la contemplation, à l’éveil des sens, mais aussi au calme, au recueillement et à l’introspection.
La photographie aussi a été importante dans mon processus de création, d’une part pour aiguiser mon regard sur le vivant mais également pour montrer l’abondance, la générosité et la richesse des forêts tropicales et marécageuses. On peut ressentir tout ce foisonnement du vivant, toutes ces énergies, des racines au sommet des arbres. Marcher dans une forêt ne peut laisser indifférent. Là où certains ont vu des espaces vierges à conquérir et aménager en villes et cités, moi je vois un cosmos.
Les pièces principales de mon projet sont des sculptures en 3 dimensions et à l’échelle 1 d’être mi-homme mi-arbre réalisés à partir et en partie de mon propre corps moulé « Gardien ». Ces sculptures arrivent comme une nécessité et la meilleure façon de matérialiser ma réflexion et mon propos sur le lien entre l’homme et le vivant.
Ces sculptures sont également ma façon de dire que l’homme et le vivant ne sont pas séparés et ne font qu’un. L’homme ne peut pas imposer sa supériorité aux arbres, ils sont là avant nous et le seront encore lorsque nous ne serons plus. Nous avons besoin d’eux et leur destruction entraine la nôtre. Utiliser des éléments tels que des écorces d’arbres, des racines, des épines et autres éléments naturels morts et leur donner une seconde vie à travers mes créations, c’est ma façon de dire que le cycle du vivant ne s’arrête pas, il est perpétuel et se régénère toujours.
Ce voyage initiatique, cette marche silencieuse, ces rencontres avec les arbres et les plantes et les hommes, leurs histoires, leurs symboles et leurs pouvoirs m’habitent et guident mon geste.
Je suis à la genèse de cette aventure que je compte bien développer durant mon parcours artistique en espérant la rendre plastiquement et poétique ment du mieux que je peux avec générosité et tout l’amour que le vivant apporte à l’homme afin qu’il habite dignement le monde : Terre à terre.
BIBLIOGRAPHIE
Valérie Belmokhtar, L’Artiste et le vivant, Pour un art écologique,
inclusif et engagé, Pyramyd édition, 2023
Catherine Benoit, Corps, jardins, mémoires (Anthopologie du corps
et de l’espace à la Guadeloupe), Éditions de la Maison des sciences
de l’homme, CNRS Éditions, 2000
Catherine Bizern – Cinéma du réel
Les Cahiers de Science et Vie, n° 174, « L’Occident et la nature,
2000 ans de malentendus », décembre 2027
Chris Cyrille & Sarah Matia Pasqualetti,
Mais le monde est une mangrovité, 2021
Philippe Descola, Par-delà nature et culture,
Gallimard, coll. Folio essais, 2015
Claire Eggermont & Marc Dpzer, avec la participation
de Fanny Charasse, Préface de Francis Hallé, Gardiens de la forêt,
L’appel des peuples Autochtones, Seuil /Arte Éditions, 2023
Édouard Glissant, Le Discours Antillais, Éditions Gallimard, 1981
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Éditions Babel essais, 2020
Emmanuel Nossin et André Exbrayat, Plantes Magiques de Martinique,
Guadeloupe et des petites Antilles, Editions Exbrayat, juillet 2019
George Perkins Marsh, L’Homme, grand perturbateur de la nature,
Espaces&signes, 2023
Anne Sefrioui, Arbre, Hazan Éditions, 2022
Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes,
Cosmopoétique du refuge, 1, Post-éditions, 2021
Peter Wohlleben, La vie secrète des Arbres (Ce qu’ils ressentent.
Comment ils communiquent), Les Arènes, 2017
LEXIQUE
An ba bwa – dans les bois
An ba fèy – caché, en cachette
Chimen chyen – chemin détourné, brouillé
Jaden – jardin
Ko pyé bwa – le corps de l’arbre
La nati on dot jan – la nature autrement
Lapo bwa – écorce
Lyannaj – lien
Mwen jwenn on pyé bwa – j’ai rencontré un arbre
Mofwazé – métamorphose
Nou pa ka lagé ayen ! – on ne lâche rien !
On sacré pyé bwa palé man mwen–
un gros (imposant, majestueux, spécial) arbre m’a parlé
Pyé bwa – arbre
Quimboiseur – aux Antilles, sorcier, jeteur de sorts, guérisseur
Zayann – zones végétales non maîtrisée par l’homme