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Artiste visuel

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Jungle sociale

Du 04 au 29 septembre 2018

Exposition d'art contemporain, Peinture acrylique, Pierre noire, Tableau, Samuel GELAS

‘JUNGLE SOCIALE’ OU L’ART D’ESTHETISER UN ECOSYSTEME FAMILIER

 

Sous le vernis d’un modèle de société civilisée, l’artiste Samuel Gelas sonde sa dimension grégaire dans l’exposition Jungle sociale présentée au Fonds d’Art Contemporain départemental de la Guadeloupe. En observateur averti, Gelas part en dissidence contre une vision conventionnelle et propose une plongée dans un environnement aux abords hostiles. Les codes opérants ne peuvent qu’être dictés par l’individu le plus féroce, le plus rusé, le plus déterminé d’un groupe dans une période circonscrite. A travers vingt œuvres, une fresque bigarrée se déploie autour de personnages, mœurs et éléments composites d’un écosystème faisant coexister à part égale vitalité créatrice et brutalité morbide. Prégnante sans être omniprésente, la violence cyclique n’émane pas d’un chaos inextricable. Intégrer ses règles, les maîtriser constituent de vraies chances de survie, voire d’émancipation pour les individus les plus clairvoyants et dotés d’une touche d’optimisme. Avec exigence et profondeur, Gelas en explore plusieurs facettes à travers une expression figurative incandescente d’où semblent jaillir des émotions brutes assorties d’une vérité nue sur le monde.

 

A L’AIDE DE SON OUTIL DE PRÉDILECTION,

la pierre noire, Gelas matérialise la violence protéiforme de son giron intime – celui de la famille à sa forme la plus spectaculaire – celle de la société. En tant que témoin actif de son temps, il capture dans des récits picturaux ces moments de tension paroxysmique par le biais de couleurs bichromatiques (Servitude, Afro-ascendant, La loi du plus fort) ou multichromatiques (Communion, Eden, Conpè Zanba). L’usage des aplats monochromes créent une ambiance dense, parfois pesante (Portrait de classe, Maman poule et enfant roi). L’ocre rouge en particulier évoque chez l’artiste la terre, le sang, et la permanence du danger. Certains arrière-plans sont rehaussés par des techniques privilégiant le dégradé et les sillons à partir d’aplats ; et les tâches colorées réalisées par jets de peinture ou coulures. Son appétence pour le dessin se révèle avec constance. D’ailleurs, quelques-unes des toiles portent volontairement les traces de crayon esquissées lors de la genèse de leur réalisation. Les jeux d’ombre animent les personnages en les dotant d’une forte présence propice à la finesse de leur déclinaison picturale (Zoo, Crime contre l’humanité, Emancipation). Le plasticien affectionne particulièrement la toile libre en grand format, idéale pour mettre en exergue l’individu au sein de son groupe social. Pour y parvenir, les œuvres comptent souvent pléthore d’êtres hybrides appartenant à des cercles qui ne s’imbriquent pas.

 

 

 

 

 

AUX ORIGINES DE CES ŒUVRES,

le parcours de Gelas est jalonné par des aléas somme toute, révélateurs de son talent. De la Guadeloupe à l’Hexagone, de nouvelles réalités vont émerger abruptement dans la vie de l’artiste. Certes, ce départ effectué par tant de ses prédécesseurs semble une formalité. Pourtant rien de plus déstabilisant que de se retrouver seul, séparé par 8000 km de la terre qui l’a vu naître. Lorsqu’il pose ses valises à Paris en 2005 pour suivre deux années de classe préparatoire aux Ateliers Beaux-Arts à Glacière dans le 13e arrondissement de Paris, il s’agit pour lui d’acquérir une solide formation plastique. Il réussit le concours d’entrée à l’Ecole Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy dont il sort diplômé trois ans plus tard. Dès 2011, ses efforts et son talent sont récompensés par une participation remarquée en tant qu’exposant au très sélectif salon de Montrouge. En revanche, son environnement immédiat s’apparente à une jungle tant Gelas rencontre des difficultés inédites. Celles-ci le sensibilisent à l’âpreté des conditions de vie et surtout le marquent dans sa transposition artistique. L’art répond alors à un double objectif : il sert à la fois de catalyseur aux tensions et conflits intérieurs et d’exutoire. Dès lors, Gelas semble plus enclin à concevoir la détresse des autres à l’aune des turpitudes qui le traversent. De fait, son regard se porte sur les personnes désœuvrées, particulièrement les jeunes en déshérence.

La toile Baston réalisée en 2013, en est une préfiguration. Elle propose une illustration de cette jungle sociale, mettant en scène une dizaine de bagarres, avec au premier plan un observateur impavide, cigarette aux lèvres. Le calme dans le chaos. L’usage de l’argot dans l’intitulé de cette œuvre fait référence aux jeunes des quartiers populaires de l’Hexagone. En résonance avec Baston, la loi du plus fort annonce le règne de l’animalité féroce. Dans un déferlement de violence extrême, prédateurs et proies sont mis en relief en blanc par effet de contraste avec l’aplat rouge de l’arrière-plan. Ces deux toiles font dialoguer de manière plus directe la vision d’une société inégalitaire, impitoyable envers les plus faibles, et amorcent l’attrait irrésistible de Gelas pour l’anthropomorphisme. Ainsi, l’artiste ne fuit pas devant la laideur du monde et son cortège de crimes intemporels. Dans le sillage des contes créoles, il l’esthétise par le biais d’une poétique des natures humaines puisant sa source dans un riche bestiaire.

 

 

 

QUI D’AUTRE POUR MIEUX SYMBOLISER CETTE JUNGLE SOCIALE

qu’un bataillon de créatures mi-homme, mi-animal, transposées au cœur des chapitres sanglants de l’histoire de la Caraïbe ? Investir ce terrain pousse Gelas à emprunter une voie médiane par laquelle il se distancie de son sujet pour mieux l’habiter, l’analyser, le caricaturer. Ce processus traduit la vérité de ses émotions à travers le miroir d’excroissances façonnées par la peur, la douleur, la rage, la consternation. Le format du portrait pose les bases de canons remarquables. Tous les personnages revêtent leurs plus beaux atours (Conpè zanba, Portrait de famille) et adoptent la posture qu’ils croient la plus avantageuse au regard des valeurs esthétiques prédominantes dans leur milieu d’origine. A ce titre, Conpè Zanba représente une émanation moderne et urbanisée du personnage éponyme des contes créoles.

Dans Portraits de classe et Portraits de famille, l’esthétique des corps se révèle par contrastes lumineux au sein de cet étonnant bestiaire empli de sujets mutants : têtes d’animaux, de végétaux, voire d’objets en bois ou en métal greffées sur des troncs d’apparence humaine. L’aspect des personnages se conçoit autant par une géométrisation que par une épuration des formes. La cohérence de l’exploration artistique engagée autour de la jungle sociale se révèle également par la répétition d’un sujet d’une œuvre à l’autre. A titre d’exemple, le personnage Chewbacca de Zoo inspiré du film Star Wars, bénéficie d’une focale dans Maître-chien, dans lequel il tient en laisse deux pitbulls féroces.

Une autre illustration consacre le personnage de l’enfant roi comme symbole de la faillite de la structure familiale épanouie. Il se retrouve dans Portrait de famille, Communion et Maman poule et enfant roi sous l’aspect d’une tête de lionceau sur un corps d’enfant. Dans cette dernière toile, le jeune garçon exerce une domination effrayante sur sa mère. Il lui enjoint en créole de se débrouiller pour lui donner tout ce qu’il désire : « Manman, Owganisew pou ba mwen tou sa en vlé ! ». Incarnée par une jeune femme à la tête de poule ensanglantée, la ‘manman’ acculée se soumet l’échine courbée. La déstructuration familiale questionne l’artiste notamment à travers l’absence du père, l’immaturité de la mère et leurs conséquences : l’avènement d’un fils roi, sans repères, ni limites.

 

 

 

Sur une note plus optimiste, la jungle contient en son sein les clés de l’émancipation notamment grâce aux piliers culturels véhiculés et transmis de génération en génération à l’instar du gwo ka. Le patrimoine fait ainsi figure de corollaire à la violence. Ici, danse et musiques traditionnelles sont représentées dans Exutoire (1&2) par des lions élégants bien que non domesticables. Qui a dit que le roi de la jungle ne pouvait être gracieux ? Maîtriser parfaitement l’art du buigidi ? Ou exceller en tant que makè respecté et respectable ? Les acteurs de ces pratiques populaires fascinent. Communion le démontre en rendant hommage à cette richesse culturelle. En corrélation avec cette toile, Eden revisite en la magnifiant la genèse de ces peuples et rétablit le dialogue entre des individus sublimés par la danse (Exutoire, Transcendance). Cet art qui associe souplesse, grâce et transcendance, tout en connotant un fort désir de liberté, fait prévaloir la dimension spirituelle de l’artiste.

 

 

 

Les vingt créations de Samuel Gelas vont à la rencontre des codes implacables, des blessures et pansements de la société dystopique qu’il propose. Une fluctuation de la loi du plus fort à la réponse collective est concevable de même, une transition de la souffrance à la transcendance. Endossant le rôle de démiurge, l’artiste livre une puissante narration au plus près de ses émotions. Des émotions complexes qu’il embrasse et exprime avec brio dans ce territoire réinventé.

 

Ayelevi Novivor

 

 

 

 

 

 

 

 


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